Appréciant les films de yakusas (notamment ceux de Fukasaku) et étant, il faut bien l'avouer, attirée par le folklore autour de ces criminels, j'ai voulu en savoir plus, mieux comprendre la réalité de leur monde. Cet ouvrage très didactique offre une plongée surprenante dans un univers très atypique et même dans une culture totalement différente. Vu d'ici, il est très étonnant de constater à quel point la société japonaise a toléré ces organisations criminelles en leur laissant la liberté d'exister officiellement (ces organisations ont des bureaux, des logos, leurs membres ont parfois des cartes de visite...). Cette tolérance hallucinante renvoie à une notion culturelle typiquement japonaise, le "Wa" (l'harmonie), un équilibre collectif qu'il faut préserver à tout prix même si pour cela il faut s'accommoder de l'existence des yakusas.Jérôme Pierrat explique l'origine et les faits historiques qui ont permis l'essor de ces organisations. D'ailleurs, il n'est pas nécessaire de bien connaître l'Histoire du Japon pour s'y retrouver. L'ouvrage se concentre surtout sur les évolutions du monde des yakusas, en s'attardant en particulier sur les lois anti-gangs de 92, leurs causes et leurs conséquences.Divers facteurs, la violence des guerres des clans de yakusas dans les années 80, le fait que la police soit mieux organisée (la nécessité d'une force non-officielle du maintien d'un certain ordre en est diminuée), les scandales liés à la collusion politique/yakusa (des dirigeants du PLD, parti au pouvoir depuis plus de 30 ans, sont convaincus de corruption au début des années 90) conduisent les nouvelles autorités à prendre des mesures. Ce sont les lois anti-gangs, dites lois de 92. Mais ces mesures sont bien timides et peu dissuasives. Les criminels font l'objet de simples injonctions administratives, et, s'il y a récidive, de condamnations ne pouvant excéder 1 an d'emprisonnement et environ 7500 euros d'amende. de plus, le groupe désigné comme criminel n'est pas interdit. La loi anti-gang vise en premier lieu à désigner les groupes violents, puis les membres de ces groupes désignés se voient interdire de mener des activités rémunérées grâce à la réputation du clan. Cet aspect de la loi a un effet qui peut être considéré comme pervers : privés de leurs activités traditionnelles (jeux, recouvrement de dettes, prêts à intérêts illégaux...) les yakusas se tournent de plus en plus vers d'autres activités auxquelles ils se refusaient auparavant, notamment le trafic de stupéfiants. Par ailleurs, cette loi semblerait favoriser l'implantation d'une criminalité étrangère et le développement d'une délinquance sauvage, moins organisée et plus incontrôlée (et ne se soumettant pas au code d'honneur suivi par les yakusas, qui évite tout de même certains débordements).Les yakusas doivent également faire face à d'autres mutations. La criminalité a changé, les clans ont besoin de compter dans leurs rangs des informaticiens, des financiers...Malgré tout, le système d'apprentissage des aspirants yakusas reste d'actualité. Destiné à fabriquer des soldats tout entiers dévoués à leur "famille", la réalité de cet apprentissage est bien loin de ce qu'on peut imaginer. Il n'est nullement question d'arts martiaux, de maniement d'armes ni même d'initiation aux affaires illégales. Les aspirants yakusas passent plusieurs années dans des maisons des jeunes à faire les courses, les tâches ménagères, cirer les chaussures des boss. Cet apprentissage à la dure vise à briser l'égo de ces hommes. Les mentalités évoluent (d'avantage portées sur un certain individualisme) mais beaucoup de yakusas (notamment hors de Tokyo) veulent voir perdurer le modèle traditionnel basé sur un esprit combattif et un sens du sacrifice.Ils sont infiltrés depuis très longtemps dans tous les rouages de la société. le clan est un interlocuteur incontournable dans le dialogue social, il s'implique dans la vie locale des quartiers, les boss pouvant jouer les médiateurs. Les liens avec le milieu politique et le monde de l'entreprise sont très forts. Le véritable effet bénéfique (?) des lois de 92 est d'avoir terni l'image des yakusas auprès de l'opinion publique. Ils ne sont plus vus comme des "Robin des bois" mais bien comme des criminels.Mais même si la criminalité évolue, les yakusas savent tirer leur épingle du jeu. Leur grande force est leur faculté d'adaptation. Toujours à l'affût de nouveaux moyens de gagner de l'argent (en minimisant les risques), les lois anti-gangs, et c'est là leur principal effet pervers, les ont incité à travailler de plus en plus dans des domaines légaux. Il est de plus en plus difficile de les débusquer. Et ils sont devenus les spécialistes du "mimbo", l'utilisation de la violence dans les affaires légales.L'auteur explique également comment sont organisées ces "familles". Elles fonctionnent comme des grandes entreprises avec un organigramme pyramidal, voire même comme des gouvernements.D'ailleurs il est intéressant de voir que certains clans (surtout à Tokyo) ont créé des instances de conciliation avec présidence tournante où ils se rencontrent pour gérer les conflits. On se croirait presque à l'ONU.Lorsqu'on voit le degré de sophistication de l'organisation de ces clans, leur importance en terme de membres (la plus grande organisation de yakusas compte 25000 membres) ainsi que leur niveau d'implication dans toutes les strates de la société (locale, industrielle, financière, politique), on ne s'étonne guère que la pègre japonaise soit une des plus puissantes du monde.Ce livre permet de mieux comprendre cet univers. Il demeure très compliqué et opaque ; l'organisation ultra hiérarchisée et aux multiples ramifications, ainsi qu'une notion de territoire complexe et mouvante reste difficile à appréhender totalement.La multiplicité des noms et des informations fait qu'on s'y perd parfois un peu.L'ouvrage manque peut-être un peu de structure, on passe d'une thématique à une autre puis on revient à la première... Ce va et vient thématique évite certainement au livre d'être rébarbatif mais donne une impression légèrement fouillis. Ceci est sans doute dû aussi à la quantité d'informations délivrées en finalement peu de pages (250 à peine).Malgré ce petit défaut, l'ouvrage reste passionnant. Pierrat est décidément LE spécialiste du thème du crime organisé. Il livre ici un travail sérieux, complet ultra-documenté.